Institutions
Auteur : Michel TROPER
Dans la langue juridique, les mots souverain et souveraineté ont plusieurs sens. La souveraineté est d'abord la qualité d'un être qui n'a pas de supérieur. En ce sens, la souveraineté est la qualité d'un État, qui n'est soumis à aucune puissance extérieure ou intérieure. La souveraineté du roi de France signifiait ainsi qu'il n'était soumis ni au pape ni à l'Empereur, ni aux nobles, ni à l'Église. Qu'un État souverain puisse néanmoins être soumis au droit international ne comporte nulle contradiction, parce que cette soumission résulte seulement de sa propre volonté. On peut donc dire que la souveraineté se définit par la soumission au seul droit international et qu'elle comporte à l'intérieur le pouvoir de tout faire.
Dans un deuxième sens, la souveraineté est l'ensemble des pouvoirs ou des compétences que peut exercer cet État. On appelle aussi cet ensemble puissance d'État. Les pouvoirs peuvent être classés par objets : l'État conduit des relations extérieures, il rend la justice, il assure la direction de l'économie, l'éducation, il redistribue les richesses, etc. Tout État n'exerce pas nécessairement toutes ces tâches : un État converti au néolibéralisme ne se mêlerait ni de la direction de l'économie, ni d'éducation. Il peut aussi transférer certains de ces pouvoirs à des organisations internationales, voire à d'autres États.
Mais l'État accomplit ces opérations en émettant des normes (lois, décrets, sentences juridictionnelles). La production d'une catégorie de normes relève de l'une des fonctions juridiques de l'État, législative, exécutive et juridictionnelle. On peut donc distinguer au sein de la puissance d'État les compétences selon qu'elles sont nécessaires à l'exercice de l'une ou l'autre de ces fonctions.
Cependant, comme les normes juridiques sont hiérarchisées, les fonctions le sont aussi. D'où un troisième sens du mot souveraineté. Le souverain est sans doute celui qui détient la totalité de la puissance d'État, celui qui peut tout faire, mais, en raison de la hiérarchie, le seul pouvoir d'adopter les normes appartenant aux niveaux les plus élevés, la Constitution et la loi, lui permet de déterminer indirectement le contenu des normes de niveau inférieur. Dans un troisième sens, la souveraineté est donc l'ensemble du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. L'article 3 de la Constitution désigne le titulaire de la souveraineté, organise son exercice et implique son caractère inaliénable.
Enfin, on peut dégager un quatrième concept de souveraineté, révélé par le discours constitutionnel : c'est la qualité de l'être au nom duquel est exercée la souveraineté dans les trois premiers sens. Ainsi, dans les démocraties représentatives, le pouvoir législatif est exercé au nom du peuple, qui est qualifié de souverain. La souveraineté est ainsi, dans ce quatrième sens, un principe d'imputation. C'est d'ailleurs pour justifier l'appellation de « démocratie représentative » qu'on affirme que la souveraineté appartient au peuple, bien qu'il ne l'exerce pas lui-même ou qu'il l'exerce « par ses représentants », comme il est précisé à l'article 3 de la Constitution.
- Le titulaire de la souveraineté
La formule complexe de l'article 3 ne peut être comprise qu'à la lumière de certaines dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Aux termes de l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme,
Le droit français établit ainsi une distinction fondamentale entre le principe ou l'essence de la souveraineté et son exercice. En 1789 la nation est bien titulaire de la souveraineté, mais seulement de son principe et elle ne peut l'exercer elle-même. L'exercice de la souveraineté ne peut être assuré que par des représentants et ce sont les représentants qui, en adoptant la loi, expriment la volonté du souverain, appelée aussi volonté générale, comme il est précisé à l'article 6
Voilà pourquoi sont représentants tous ceux qui exercent le pouvoir législatif.
L'article 3 de la Constitution de 1958 diffère de la Déclaration des droits de l'homme sur deux points :
a) Tout d'abord, ce n'est plus la nation, mais le peuple, qui est désigné comme le titulaire de la souveraineté. La doctrine juridique de la IIIe République distinguait le peuple, l'universalité des citoyens, donc un être réel capable d'exercer la souveraineté et la nation, une entité abstraite construite par la Constitution pour figurer l'intérêt supérieur du pays ou la continuité des générations et par conséquent incapable, en raison même de sa nature purement idéale, d'exercer la souveraineté. La formule de la Constitution de 1958, reprise de la Constitution de 1946 permet donc au peuple d'assurer lui-même une partie de l'exercice de la souveraineté.
b) Ensuite, le peuple n'est pas titulaire de la souveraineté en vertu d'une Déclaration des droits, mais de la Constitution elle-même. Il n'est donc pas souverain par nature, mais seulement en conséquence d'une habilitation reçue de la Constitution.
C'est d'ailleurs ce que signifie également la présence des deux termes de souveraineté nationale et de peuple. En premier lieu, la souveraineté qui appartient au peuple est la souveraineté nationale, ce qui implique qu'elle n'est pas une qualité naturelle, mais le produit d'une construction juridique. D'autre part, alors qu'en 1789 la souveraineté réside dans la nation, en 1958, elle appartient au peuple, qui détient donc une sorte de propriété. Or, si la propriété est un droit naturel, c'est seulement le droit positif qui peut déterminer son objet. Ainsi, c'est bien la Constitution et la Constitution seule qui définit le peuple auquel est imputée la volonté générale.
Il en résulte que ces termes ne sont pas interprétés de manière uniforme et que le sens du mot peuple et, par voie de conséquence, la détermination du titulaire de la souveraineté, peut varier selon les contextes. C'est ainsi qu'il est admis que, dans la mesure où le peuple exerce sa souveraineté par ses représentants, il est composé de tous ceux qui sont représentés, c'est-à-dire de tous les citoyens, y compris de ceux qui n'ont pas le droit le vote, de sorte que la volonté du souverain ou volonté générale ne se confond pas avec la volonté des électeurs. La loi votée n'exprime cette volonté « que dans le respect de la Constitution », ce que le Conseil constitutionnel a pour mission de contrôler (Décision n° 85-197 DC du 23 août 1985). Au contraire, dans le cas de la loi référendaire, le Conseil constitutionnel considère qu'elle est « l'expression directe de la souveraineté nationale », ce qui signifie que le peuple qui exerce la souveraineté nationale est cette fois composé des seuls électeurs (Décision n° 62-20 du 6 novembre 1962).
- L'exercice de la souveraineté
De ce que le peuple n'est titulaire de la souveraineté qu'en vertu de la Constitution, il résulte qu'il ne peut l'exercer que conformément à cette Constitution. C'est ainsi qu'il ne peut l'exercer directement que lorsque la Constitution lui donne une compétence explicite et seulement dans les formes prévues. Dans les autres cas, il exerce sa souveraineté par ses représentants. La représentation de la souveraineté ne découle pas de la nature de son titulaire, qui est un être réel, capable par conséquent de l'exercer lui-même, mais de la seule volonté du constituant.
Sous la IVe République, le peuple ne pouvait exercer la souveraineté par la voie du référendum qu'en matière constitutionnelle. Sous la Ve République, il l'exerce aussi sur d'autres points, dans les conditions définies à l'article 11.
La souveraineté exercée par les représentants est la souveraineté dans le troisième sens de ce terme. Il s'agit du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. Ceux qui produisent les normes de niveau constitutionnel ou législatif sont réputés exprimer non leur propre volonté, mais la volonté du souverain. Ils le représentent. On voit par là que la compétence de ces autorités ne provient pas de la représentation, mais que, au contraire, la représentation est la justification de leur compétence. Puisque la loi est l'expression de la volonté générale, ceux qui expriment la volonté générale parce qu'ils exercent le pouvoir législatif doivent être considérés comme des représentants.
Dès lors, il n'y a aucun lien nécessaire entre représentation et élection. Certains élus, qui ne contribuent pas à l'expression de la volonté générale ne sont pas des représentants. D'autres autorités, non élues mais qui contribuent à l'expression de cette volonté, doivent être appelées représentants. Ainsi, selon la Constitution de 1791, les représentants étaient le corps législatif et le roi, parce que tous deux concouraient à la formation de la loi. Conformément à ce modèle, si l'on reconnaît que, selon la Constitution actuelle, le Conseil constitutionnel participe au pouvoir législatif, cette compétence ne peut être justifiée, dans un système qui se proclame démocratique, que si l'on considère le Conseil comme un représentant.
- L'inaliénabilité de la souveraineté
Le principe que la souveraineté nationale appartient au peuple interdit évidemment à ses représentants de l'aliéner, notamment en la transférant à des autorités étrangères ou à des organisations internationales.
C'est notamment sur le fondement de ce principe que le Conseil constitutionnel exerce son contrôle sur les traités internationaux. Deux séries de conséquences en découlent.
En premier lieu, si le principe interdit de transférer la souveraineté, il permet a contrario de transférer des compétences pourvu qu'un tel transfert ne remette pas la souveraineté en cause. En effet, aux termes du préambule de 1946,
Le Conseil constitutionnel a étendu cette possibilité aux accords relatifs à la construction européenne et autorisé certains transferts de compétence, considérés non comme des transferts de souveraineté, mais comme de simples limitations.
En effet, si la souveraineté dans les premier, troisième et quatrième sens ne peut pas être limitée, la puissance d'État en revanche, le deuxième sens, se compose de compétences multiples parmi lesquels il est possible de distinguer celles qui ne se rattachent pas « aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » et qui peuvent par conséquent être transférées (Décision n° 85-188 du 22 mai 1985).
Au contraire, la Constitution interdit de transférer les compétences qui touchent « aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », en raison soit de leur objet (la défense, la monnaie, la justice ou la citoyenneté), soit des procédures de décision au sein des organes internationaux qui les assureront. Un mode de décision à la majorité constitue une atteinte aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté » puisque le peuple français pourrait être lié sans avoir consenti.
Elles ne peuvent être transférées, conformément à l'article 54, qu'après révision de la Constitution. Mais cette révision, si elle a lieu, conduit à un paradoxe puisque la Constitution, une fois modifiée, tout en proclamant que la souveraineté nationale appartient au peuple, aura,néanmoins autorisé une atteinte à certaines de ses « conditions essentielles d'exercice ».
La seconde série de conséquences concerne les rapports entre ordres juridiques : si la souveraineté est inaliénable, un traité ne saurait faire prévaloir une norme internationale sur la norme la plus élevée de l'ordre juridique français, la Constitution. Il faut donc comprendre d'une part que la suprématie du droit européen sur la Constitution ne résulte pas du droit européen lui-même, et qu'elle ne peut être fondée que sur l'article 88-1 de la Constitution, d'autre part qu'une règle européenne ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti » Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006).
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